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connaissez probablement les mœurs de ce pays ? Permettez-moi de vous demander si elles méritent d’être imitées ?

— Sur certains points, oui ; sur d’autres, non.

— C’est court… et peu clair, riposta Kalloméïtsef, en évitant de voir les signes que lui faisait Sipiaguine. Mais, tenez, vous parliez des nobles, tantôt… vous devez avoir eu l’occasion d’étudier sur place ce que les Anglais appellent landed gentry[1].

— Non, je n’en ai pas eu l’occasion ; j’ai vécu dans une tout autre sphère ; —mais je me suis fait une opinion sur ces messieurs.

— Ah ! eh bien, pensez-vous que l’existence d’une pareille « landed gentry » soit impossible chez nous ? Et qu’en tout cas cela ne soit pas à désirer ?

— Je crois, en effet, d’abord que c’est impossible ; ensuite, que ce n’est pas désirable.

— Pourquoi donc, mon cher monsieur Solomine ? »

Ce « cher monsieur » avait pour but de rassurer Sipiaguine, qui avait l’air fort inquiet et qui s’agitait sur sa chaise.

« Mais parce que, dans vingt ou trente ans d’ici, votre « landed gentry » disparaîtra toute seule…

— Mais permettez, mon cher monsieur, repartit Kalloméïtsef, qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

— Je vais vous le dire : à cette époque, la terre appartiendra aux propriétaires, sans distinction d’origine.

— Aux marchands ?

— Pour la plus grande part aux marchands, c’est probable.

— Et de quelle façon cela se fera-t-il ?

— Les marchands achèteront la terre, tout simplement.

— Aux nobles ?

— À messieurs les nobles. ».

  1. Propriétaires appartenant à l'aristocratie et habitant la province.