Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/215

Cette page n’a pas encore été corrigée

fort bien qu’entre cette jeune fille et lui il y avait un abîme qu’il ne pouvait franchir.

Quant à Néjdanof, quelque chose de pire encore s’était interposé entre lui et le maître de la maison… Sipiaguine le considérait désormais comme un simple meuble, ou comme un espace vide ; positivement, il avait oublié jusqu’à son existence ! Cette nouvelle situation s’était établie si vite et si complètement que, Néjdanof ayant prononcé quelques mots pendant le dîner, pour répondre à une remarque d’Anna, Sipiaguine tourna la tête avec étonnement, comme s’il se fût demandé d’où partait ce son-là.

Évidemment, Sipiaguine possédait quelques-unes des qualités qui distinguent spécialement nos hauts dignitaires russes.

Après le poisson, Valentine, qui prodiguait toutes ses avances et toutes ses séductions du côté droit, c’est-à-dire vers Solomine, dit en anglais à son mari, à travers la table :

« Notre hôte ne boit pas de vin ; peut-être prendrait-il de la bière… »

Sipiaguine se hâta de crier :

« De l’ale ! »

Mais Solomine, se tournant tranquillement vers Valentine :

« Madame, vous ignorez probablement, lui dit-il, que j’ai passé plus de deux ans en Angleterre, et que je comprends et parle l’anglais ; je vous informe de ceci pour le cas où vous désireriez dire quelque chose en secret devant moi. »

Valentine s’empressa de lui assurer en riant que cette précaution était inutile, car il n’aurait entendu sur son compte que des choses favorables. Au fond de son âme, elle trouva cette démarche de Solomine un peu étrange, mais délicate, à sa façon.

Kalloméïtsef ne put se contraindre plus longtemps :

« Vous avez été en Angleterre, commença-t-il, et vous