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« N’importe… fais de ton mieux, je t’en prie, » lui dit Sipiaguine.

Mme Sipiaguine promit de faire de son mieux, et elle tint parole. D’abord elle eut un entretien en tête-à-tête avec Kalloméïtsef. Nul ne sait ce qu’elle lui dit, mais il vint se mettre à table avec l’air d’un homme qui s’est juré à lui-même de rester calme et discret, quoi qu’il puisse entendre.

Cette « résignation » anticipée donnait à tout son être une légère teinte de mélancolie ; mais aussi quelle dignité… oh ! qu’il y avait de dignité dans chacun de ses mouvements !

Mme Sipiaguine présenta Solomine à toutes les personnes de la maison (il considéra Marianne plus attentivement que les autres), et elle le fit asseoir à table à sa droite. Kalloméïtsef était à sa gauche ; en dépliant sa serviette, il cligna des yeux et sourit comme pour dire : « Allons, messieurs, jouons la comédie. »

Sipiaguine était en face et le suivait du regard, non sans anxiété.

Par suite de nouvelle disposition des places, Néjdanof n’était plus le voisin de Marianne ; on l’avait placé entre Sipiaguine et Anne Zakharovna.

Marianne trouva son billet (c’était un dîner de cérémonie) sur sa serviette entre Kalloméïtsef et Kolia.

Le dîner était admirablement servi ; il y avait même, devant chaque couvert, un « menu » écrit sur une petite feuille à sujet colorié.

Aussitôt après le potage, Sipiaguine ramena l’entretien sur sa fabrique, et en général sur la production industrielle en Russie ; Solomine, selon sa coutume, répondait par phrases très-brèves. Dès qu’il commençait à parler, Marianne fixait ses yeux sur lui. Kalloméïtsef, assis près d’elle, lui dit quelques amabilités (pour éviter, ainsi qu’il l’avait promis, d’engager une polémique) ; mais elle ne l’écoutait pas. Du reste, il débitait ses compliments sans conviction, par acquit de conscience, sentant