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fâcher. Mais je parle des entreprises industrielles régulières, car ouvrir des cabarets, des boutiques d’échange au détail, prêter du blé ou de l’argent aux paysans avec des intérêts de cent ou cent cinquante pour cent, comme le font en ce moment-ci beaucoup de propriétaires nobles, —ce ne sont pas là, selon moi, des opérations financières dans le vrai sens du mot. »

Kalloméïtsef ne répondit rien. Il appartenait précisément à cette nouvelle race de propriétaires usuriers —dont Markelof avait parlé dans son dernier entretien avec Néjdanof, — et il était d’autant plus inhumain dans ses exigences qu’il n’avait jamais affaire directement avec les paysans (auxquels l’entrée de son cabinet parfumé était naturellement interdite), et qu’il ne communiquait avec eux que par l’intermédiaire d’un commis.

En écoutant le discours que le jeune homme laissait tomber de ses lèvres lentement et comme avec indifférence, il bouillait intérieurement… mais pour cette fois il ne dit mot ; et seul, le jeu de muscles de ses joues, produit par la pression convulsive des mâchoires, laissait deviner ce qui se passait en lui.

« Pourtant, permettez, permettez, monsieur Solomine, répliqua Sipiaguine ; tout ce dont vous parlez là était parfaitement juste dans les temps passés, quand les nobles jouissaient… de droits tout différents, quand ils se trouvaient… en général… dans une autre situation. Mais maintenant, après toutes les bienfaisantes réformes qui se sont accomplies, dans notre époque industrielle, pourquoi les nobles ne pourraient-ils pas tourner leur attention, leurs capacités enfin, vers de pareilles entreprises ? Pourquoi ne seraient-ils pas capables de comprendre ce que comprend un simple marchand parfois illettré ? Ils ne manquent pourtant pas de développement intellectuel, et même on peut affirmer avec une certitude à peu près absolue qu’ils sont jusqu’à un certain point les représentants de la civilisation et du progrès ! »

Sipiaguine parlait très-bien ; son éloquence aurait eu