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remplacé l’intendant allemand, définitivement chassé par Sipiaguine. Ce Petit-Russien n’était là que provisoirement : il paraissait absolument incapable ; il se bornait à répéter à tout propos : « Voilà » ou : « S’il plaît à Dieu » et soupirait à chaque instant.

L’inspection de la fabrique commença. Plusieurs ouvriers connaissaient Solomine de vue, et le saluaient. Il dit même à l’un d’eux :

« Ah ! bonjour, Grégoire. Tu es ici ?… »

Il ne tarda pas à se convaincre que l’affaire était mal dirigée. On avait dépensé beaucoup d’argent, mais sans discernement. Les machines étaient de mauvaise qualité ; il y avait beaucoup de choses inutiles et superflues, tandis que beaucoup de choses nécessaires manquaient.

Sipiaguine regardait constamment Solomine dans les yeux pour deviner son opinion, il lui faisait des questions timides ; il lui demanda si, au moins, il trouvait qu’il eût assez d’ordre.

« L’ordre y est bien, répondit Solomine, mais y a-t-il des revenus ? J’en doute. »

Sipiaguine et même Kalloméïtsef sentaient que le jeune homme était dans cette fabrique comme chez lui, que tout lui était connu et, familier, jusque dans les moindres détails. Il posait la main sur une machine comme un cavalier pose la sienne sur le cou de son cheval ; il touchait une roue du bout du doigt, et la roue s’arrêtait ou se mettait à tourner ; il prenait à la cuve dans le creux de sa main un peu de la pâte avec laquelle on fait du papier, et aussitôt cette pâte montrait tous ses défauts.

Il ne parlait guère, il ne regardait même pas l’intendant petit-russien. Il sortit de la fabrique sans prononcer une parole. Sipiaguine et Kalloméïtsef marchaient derrière lui.

Sipiaguine ne permit à personne de l’accompagner ; il tapa même du pied et grinça des dents. Il avait l’air complètement déconfit.

«