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et, soit parce que Solomine avait causé avec lui en anglais, soit que réellement il appréciât l’étendue de ses connaissances, cet Anglais avait frappé à plusieurs reprises sur l’épaule de Solomine, lui avait demandé en riant s’il voulait venir avec lui à Liverpool, puis avait répété aux ouvriers, en son russe incorrect : « Lui, bonne, aoh ! très-bonne ! » Cela fit beaucoup rire les ouvriers, et ils disaient, non sans orgueil : « Ah ! notre chef est un rude lapin ! Et il est des nôtres ! »

Le fait est qu’il était des leurs, qu’il était à eux.

Le lendemain matin, Solomine fut éveillé par son favori Paul qui, en l’aidant à s’habiller, lui donna quelques renseignements et lui en demanda d’autres. Puis ils prirent le thé ensemble, rapidement ; Solomine, ayant passé sa vieille jaquette de travail, descendit à la fabrique, et sa vie se mit de nouveau à tourner régulièrement comme une roue de machine.

Mais un nouveau temps d’arrêt lui était réservé.

Cinq jours après son retour, Solomine vit entrer dans la cour de la fabrique un élégant phaéton attelé de quatre superbes chevaux, et aussitôt un laquais à livrée grisable, amené par Paul, lui remit solennellement une lettre à cachet armoirié, de la part de « Son Excellence le général Sipiaguine. »

Dans cette lettre tout imprégnée non de parfums, —fi donc ! — mais d’une certaine senteur anglaise aussi distinguée que désagréable, dans cette lettre écrite à la troisième personne, il est vrai, mais de sa propre main de haut dignitaire, le noble seigneur du village d’Arjanoïé, s’excusant d’abord de s’adresser à un homme qui ne lui était pas personnellement connu, mais dont lui, Sipiaguine, avait entendu faire l’éloge de la façon la plus flatteuse, prenait « la liberté » d’inviter chez lui M. Solomine, dont les conseils pourraient lui être d’une fort grande utilité au sujet d’une importante entreprise industrielle ; et, dans l’espérance que M. Solomine aurait l’amabilité d’accepter son invitation, il