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— Oui ; et sais-tu, Marianne, ce qui prouve mieux que toute autre chose jusqu’à quel point je te suis attaché et combien j’ai de confiance en toi, c’est que je ne suis presque pas fâché contre toi.

— Presque ? Cela veut dire que tu l’es un peu ? À propos ! tu m’appelles par mon petit nom ; moi, je ne peux pas t’appeler Néjdanof ! Je t’appellerai Alexis. Et cette pièce de vers qui commence par ces mots : « Cher ami, quand je mourrai… » elle est aussi de toi ?

— Oui… oui… seulement, je t’en prie, ne parle plus de cela… ne me tourmente pas. »

Marianne secoua la tête.

« Elle est bien triste cette poésie… J’espère que tu l’as écrite avant notre rencontre ; mais les vers sont bons, autant que j’en puis juger. Il me semble que tu aurais pu te faire écrivain ; mais ce dont je suis sûre, c’est que tu as une vocation meilleure et plus élevée que la littérature. Écrire était bon autrefois, quand autre chose était impossible. »

Néjdanof jeta sur elle un regard rapide.

« Tu crois ? Oui, c’est vrai. Mieux vaut périr là-bas que réussir ici. »

Marianne se leva d’un élan.

« Oui, mon ami, tu as raison ! s’écria-t-elle, et son visage, embelli par l’attendrissement des sentiments généreux, s’enflamma tout à coup d’enthousiasme ; tu as raison ! mais peut-être que nous ne périrons pas tout de suite ; nous aurons le temps ; tu verras, nous serons utiles, notre vie ne s’écoulera pas en vain, nous irons nous mêler au peuple… Sais-tu quelque métier ? Non ? C’est égal, nous travaillerons, nous leur apporterons, à eux, à nos frères, tout ce que nous savons ; moi, s’il le faut, je me ferai cuisinière, couturière, blanchisseuse. Tu verras, tu verras… Et il n’y aura aucun mérite à cela, mais le bonheur, le bonheur ! »

Marianne se tut, et son regard, fixé dans le lointain, —non dans celui qui s’étendait devant elle, mais dans