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essayait de deviner à l’expression de son visage si Markelof lui avait montré sa lettre ou non ? —Elle finit par décider que oui.

Sipiaguine, apprenant que Néjdanof était allé voir la fabrique dirigée par Solomine, se mit à l’interroger sur « cet établissement industriel si curieux à tous les points de vue », mais il ne tarda pas à se convaincre, par les réponses du jeune homme, que celui-ci n’avait rien vu ; et il rentra dans un silence majestueux, comme se reprochant d’avoir attendu quelque renseignement sérieux de la part d’un sujet encore si peu développé !

En quittant la salle à manger, Marianne eut le temps de dire tout bas à Néjdanof :

« Attends-moi dans le bosquet de bouleaux, au bout du jardin ; je t’y rejoindrai dès que je pourrai.

— Elle aussi me dit « tu », pensa Néjdanof. Que c’était doux… et inattendu… et un peu bizarre… et bon ! Et comme il aurait trouvé étrange, impossible, qu’elle recommençât à lui dire « vous », qu’elle s’éloignât de lui !…

Il sentait que cela eût été pour lui un vrai malheur. L’aimait-il d’amour, cette jeune fille ? il n’en savait encore rien : mais il sentait, dans tout son être, qu’elle lui était devenue chère —et intime, — et nécessaire… nécessaire, surtout.

Le bosquet où Marianne l’avait envoyé se composait d’une centaine de vieux et grands bouleaux, des bouleaux-pleureurs pour la plupart. Le vent soufflait toujours aussi égal et aussi fort ; les longues touffes des fines branches se balançaient et s’agitaient comme des chevelures dénouées ; les nuages continuaient de courir vite et haut dans le ciel clair ; quand l’un d’eux passait sur le soleil, tout devenait, non pas sombre, mais d’une même teinte. Mais le nuage s’envolait, et aussitôt, partout à la fois, des taches de lumière recommençaient à s’agiter tumultueusement… vives et mobiles, elles oscillaient avec les taches d’ombre dans un désordre bigarré.