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Néjdanof prit le portrait ; mais une étrange sensation l’oppressait. Il lui semblait qu’il n’avait pas le droit d’accepter un pareil présent ; que, si Markelof avait pu lire ce qui se passait dans son cœur, il ne lui aurait peut-être pas donné ce portrait. Néjdanof tenait dans sa main ce petit morceau de carton, soigneusement entouré d’un cadre noir à bordure d’or, et se demandait ce qu’il devait en faire.

« C’est la vie entière d’un homme que je tiens là dans ma main, » pensait-il.

Il comprenait quel cruel sacrifice faisait Markelof en ce moment ; mais pourquoi, pourquoi précisément à lui ? Fallait-il rendre ce portrait à Markelof ? Non ! c’eût été une injure encore plus cruelle… Après tout, ce visage lui était cher, il aimait cette femme !

Néjdanof porta son regard sur Markelof, non sans quelque crainte : celui-ci ne l’observait-il pas ? ne cherchait-il pas à deviner ses pensées ? Mais Markelof, les yeux toujours détournés, s’était remis à mâchonner ses moustaches.

Le vieux domestique entra une bougie à la main.

Markelof tressaillit.

« Il est temps de dormir, camarade Alexis, s’écria-t-il. Le matin est de meilleur conseil que le soir. Demain je te donnerai des chevaux, tu rouleras jusque chez toi, et adieu !

— Adieu, toi aussi, mon vieux ! ajouta-t-il soudain en s’adressant au domestique et lui frappant sur l’épaule. Ne me garde pas rancune, toi aussi ! »

Le vieillard fut si surpris qu’il faillit laisser tomber sa bougie, et le regard qu’il attacha sur son maître exprima quelque chose d’autre, quelque chose de plus que sa tristesse habituelle.

Néjdanof se retira dans sa chambre. Il n’était guère content. Le vin qu’il avait bu lui faisait encore mal à la tête, ses oreilles bourdonnaient, et il voyait passer comme des ombres devant ses yeux, bien qu’il les fermâ