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pour six roubles, un tchetvert[1] de blé pourri, et qui reçoivent en échange (Markelof plia un doigt), premièrement du travail pour au moins six roubles ; secondement (Markelof plia un second doigt), un tchetvert entier de bon blé, et encore (il plia un troisième doigt), quelque chose en plus comme intérêt. C’est-à-dire qu’ils sucent les dernières gouttes du sang de ce paysan ! Est-ce que les émancipateurs pouvaient prévoir cela, dis ? Et pourtant, quand bien même ils l’auraient prévu, ils auraient bien fait de libérer les serfs, et de ne pas considérer d’avance tous les résultats ! C’est pourquoi… ma résolution est prise. »

Néjdanof fixa sur Markelof un regard interrogateur et étonné ; mais celui-ci détournait les yeux. Ses sourcils rapprochés cachaient ses prunelles ; il mordait ses lèvres et mâchonnait ses moustaches.

« Oui, ma résolution est prise ! répéta-t-il en frappant violemment son genou de son poing velu et basané. —Je suis têtu, moi… Ce n’est pas pour rien que je suis à moitié Petit-Russien. »

Puis il se leva, et, traînant ses pieds comme s’il n’eût plus eu la force de les lever, il passa dans sa chambre à coucher, d’où il sortit au bout d’un moment, tenant à la main un petit portrait de Marianne encadré sous verre.

« Prends, dit-il d’une voix triste, mais calme, c’est moi qui ai fait cela. Je suis un pauvre dessinateur, mais regarde, je crois qu’il est ressemblant (ce portrait, de profil, dessiné au crayon, était en effet assez ressemblant). Prends-le, mon ami, c’est mon testament. Avec ce portrait, je te donne, non pas mes droits… je n’en avais pas, mais tout… vois-tu, tout ! Je te donne tout, et elle… mon ami, c’est une brave… »

Markelof s’arrêta ; sa poitrine se gonflait visiblement.

« Prends. Tu n’es plus fâché avec moi, dis ? Eh bien, prends, moi, je n’ai plus besoin de rien de semblable… »

  1. Deux hectolitres.