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Il s’interrompit. C’était la première fois qu’il prononçait son nom, et ce nom semblait lui brûler les lèvres.

« Marianne ne m’a pas trompé : elle m’a dit sans détour que je ne lui plaisais pas… En effet, pourquoi lui aurais-je plu ? Elle s’est donnée à toi… Eh bien après ? N’était-elle pas libre ?

— Mais pardon, pardon ! s’écria Néjdanof… Qu’est-ce que tu dis là ? Elle s’est donnée ?… Je ne sais pas ce que ta sœur a pu t’écrire, mais je te jure…

— Je ne dis pas cela !… Elle s’est donnée à toi moralement, elle t’a donné son cœur, son âme ! interrompit Markelof, non sans un secret soulagement causé par l’exclamation de Néjdanof. Et elle a très-bien fait. Quant à ma sœur… certainement elle n’avait pas l’intention de me faire de la peine, ou plutôt, véritablement, cela lui est bien égal ; mais ce qui est sûr et certain, c’est qu’elle te déteste, ainsi que Marianne. Elle n’a pas menti… D’ailleurs, qu’elle fasse ce qu’elle voudra, peu m’importe !

— Oui, pensa Néjdanof, elle nous déteste.

— Tout est pour le mieux, reprit Markelof sans changer d’attitude. Maintenant que les derniers liens sont rompus, rien ne peut plus me gêner ! Tu me diras que Golouchkine est un imbécile : c’est possible ! Les lettres de Kisliakof sont ridicules ! soit ! mais l’important, ce qu’il faut voir, c’est que, d’après ses lettres, tout est prêt partout. Tu doutes peut-être aussi de cela ? »

Néjdanof ne répondit pas.

« Tu as peut-être raison ; mais si l’on attendait que tout fût prêt, absolument tout, on ne commencerait jamais. Si l’on pesait toujours d’avance toutes les conséquences, on en trouverait certainement dans le nombre quelques-unes de mauvaises. Par exemple, quand nos prédécesseurs préparèrent l’émancipation des paysans, dis-moi, pouvaient-ils prévoir qu’un des résultats de cette même émancipation serait l’apparition de toute une classe de propriétaires usuriers qui vendent au paysan,