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mais il la lui tendit. Markelof la serra avec une telle force que Néjdanof faillit pousser un cri.

Le tarantass s’arrêta devant le perron de la demeure de Markelof.

« Écoute, Néjdanof, —disait Markelof à son compagnon, un quart d’heure après, dans son cabinet, écoute ! »

Il ne lui disait plus autrement que tu, et dans ce tutoiement inattendu, — adressé à l’homme en qui il avait découvert son rival heureux, à l’homme qu’il venait d’insulter mortellement, qu’il avait eu envie de tuer et de mettre en pièces, — dans ce tutoiement il y avait à la fois une renonciation sans retour, une prière humble et douloureuse, et même une sorte de droit… Et la preuve que Néjdanof reconnaissait ce droit, c’est que lui-même se mit aussi à tutoyer son compagnon.

« Écoute ! Je t’ai dit tout à l’heure que je m’étais refusé aux joies de l’amour, que je les avais repoussées afin de me vouer uniquement à mes convictions… C’était un mensonge, une fanfaronnade ! On ne m’a jamais rien offert de pareil, et je n’ai pas eu à le repousser ! Je suis né malchanceux, et malchanceux je suis resté. Peut-être était-ce écrit. —Je ne suis pas fait pour aimer ; sans doute, ma mission est ailleurs. Puisque tu peux réunir l’un et l’autre… aimé, être aimé… et en même temps servir l’œuvre… tu es un heureux mortel ! Je t’envie… Mais moi, non, je ne peux pas ! tu es heureux, tu es heureux ! Mais moi, je ne peux pas… »

Markelof disait tout cela à voix basse, assis sur une chaise, la tête penchée, les bras pendants.

Néjdanof était debout devant lui, plongé dans une attention rêveuse, et quoique Markelof le félicitât de son bonheur, il ne se sentait pas heureux et n’avait pas l’air de l’être.

« Dans ma jeunesse, une femme m’a trompé, continua Markelof, c’était une adorable jeune fille, et pourtant elle m’a trompé ; pour qui ? Pour un Allemand ! pour un aide de camp ! Et Marianne… »