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discours ; je sais qui vous laisse entrer dans sa chambre… après dix heures du soir !

— Maître, dit tout à coup le cocher à Markelof, tenez un peu les rênes… Je descends, pour voir… Je crois que nous nous sommes égarés un brin… Il y a là une espèce de trou… »

En effet, le tarantass penchait fortement.

Markelof prit les rênes que lui passait le cocher et continua sans baisser la voix :

« Je ne vous blâme pas, Alexis Dmitritch ! Vous avez profité de l’occasion… C’était votre droit. Je dis seulement que je ne m’étonne pas si vous vous refroidissez pour l’œuvre commune ; je vous le répète, vous avez autre chose en tête. Et j’ajoute à ce propos ceci, qui est de mon cru : Où est l’homme qui peut savoir d’avance avec certitude ce qui plaît à un cœur de jeune fille, ou deviner ce qu’elle désire ?

— Je vous comprends maintenant, commença Néjdanof ; je comprends votre amertume, je devine qui nous a espionnés et qui s’est hâté de vous avertir… »

Mais Markelof, sans avoir l’air de l’entendre, continua en traînant avec intention sur chaque syllabe, comme s’il eût chanté :

« Ce n’est pas une affaire de mérite, ni de qualités extraordinaires, physiques ou morales… Non !… c’est tout bonnement la chance… la maudite chance des s… s bâtards !… »

Markelof prononça ces derniers mots d’une façon rapide et saccadée, puis se tut brusquement et resta comme pétrifié.

Néjdanof, au milieu de l’obscurité qui l’enveloppait, sentit son visage pâlir et des frissons courir sur ses joues. Il fit un violent effort pour s’empêcher de bondir sur Markelof et de le prendre à la gorge… « Il faudra du sang pour laver cette offense, il faudra du sang !… »

« J’ai retrouvé le chemin ! s’écria le cocher, qui apparut