« Nous n’avons pas besoin des progressistes modérés, grommela Markelof.
— Ceux-là, jusqu’à présent, répliqua Solomine, avaient essayé d’agir par en haut, mais nous autres nous essayons par en bas.
— Au diable les modérés ! s’écria Golouchkine d’un air féroce. Il faut en finir d’un seul coup !
— En d’autres termes, il faut sauter par la fenêtre ?
— Oui, et j’y sauterai ! hurla Golouchkine. J’y sauterai ! Et Vassia sautera ! Je lui dirai : Saute, et il sautera ! N’est-ce pas, Vassia, tu sauteras ? »
Le commis acheva de vider son verre.
« Où vous irez, Kapitone Andréïtch, nous irons aussi. Est-ce que nous nous permettrions de raisonner ?
— Il faudrait voir ! Je te tordrais en spirale comme une corne de bouc ! »
La discussion dégénéra bientôt en ce qui s’appelle dans le langage des buveurs « la construction de la tour de Babel ». Ce fut un vacarme grandiose. — De même que dans l’air encore tiède de l’automne tournoient et se croisent rapidement les premiers flocons de neige, — de même, dans l’atmosphère échauffée de la salle à manger de Golouchkine, tourbillonnaient, se heurtaient, se pressaient les mots : progrès, gouvernement, littérature, question des impôts, question religieuse, question des femmes, question des tribunaux ; classicisme, réalisme, communisme, nihilisme ; international, clérical, libéral, capital ; administration, organisation, association et même cristallisation !
Golouchkine paraissait ravi, transporté ; c’était précisément ce vacarme qui le comblait de joie ; il ne voyait rien au delà, il était béat !… Il triomphait. « Voilà comme nous sommes, nous autres ! semblait-il dire. Range-toi ou je te tue ! Kapitone Golouchkine va passer ! »
Le commis Vassia s’était si bien égaré dans les vignes du Seigneur, qu’il tenait des discours à son assiette ;