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notre… notre entreprise ! » exclama Golouchkine en clignant de l’œil et en indiquant le domestique d’un signe de tête, comme pour faire entendre qu’en présence d’un étranger il fallait être prudent.

Le prosélyte Vassia persistait dans son mutisme ; assis sur le bord de sa chaise, il montrait dans toute son attitude une servilité obséquieuse peu en harmonie avec les convictions énergiques que lui attribuait son patron, mais il buvait désespérément ! Les autres convives causaient ; les autres, cela veut dire l’amphitryon et Pakline, surtout Pakline.

Néjdanof ressentait un dépit sourd et vague ; Markelof était indigné et colère, autrement que chez les Soubotchef, mais non pas moins ; Solomine observait.

Pakline s’amusait comme un roi ! — Ses paroles hardies plaisaient énormément à Golouchkine, qui ne soupçonnait guère que ce « petit boiteux » glissait dans l’oreille de son voisin Néjdanof les plus cruelles railleries sur son compte à lui, Golouchkine ! Il prenait même Pakline, et c’était précisément ce qui lui plaisait, pour un bon enfant que l’on pouvait traiter de haut. S’il l’avait eu à côté de lui, il lui aurait depuis longtemps fourré son doigt dans les côtes ; il lui faisait des signes amicaux à travers la table. Il hochait la tête à son intention. Malheureusement il était séparé de lui par Markelof, ce « sombre nuage », et par Solomine. Mais, à chaque mot de Pakline, il riait à se tordre, il riait de confiance, d’avance, en se tapant sur le ventre et en montrant ses vilaines gencives bleues.

Pakline comprit vite ce qu’on attendait de lui et se mit à déblatérer sur tout (occupation qui d’ailleurs lui allait comme un gant) et sur tous : conservateurs, libéraux, bureaucrates, avocats, administrateurs, propriétaires, membres du « Zemstvo »[1] gens de Pétersbourg, gens de Moscou, tout y passa.

  1. Assemblées provinciales, conseils municipaux de province.