Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/16

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce métier, il avait amassé un petit pécule ; mais, s’étant mis à s’enivrer sur ses vieux jours, il n’avait rien laissé après lui. Le jeune Pakline se nommait Sila Samsonytch, c’est-à-dire Force, fils de Samson (ce qu’il jugeait être aussi une moquerie du sort) ; il fit son éducation dans une école de commerce où il apprit parfaitement l’allemand. Après avoir passé par diverses épreuves assez désagréables, il trouva enfin une place de quinze cents roubles dans un comptoir. Avec ces maigres ressources, il subvenait non-seulement à ses propres besoins, mais encore à ceux d’une tante malade et de sa sœur, qui était bossue.

À l’époque où se passe notre récit, il venait d’avoir vingt-sept ans. Il avait lié connaissance avec un grand nombre d’étudiants, jeunes gens auxquels il plaisait par la hardiesse quelque peu cynique de ses propos, par la gaieté et l’aplomb de sa parole, enfin par une érudition étroite, mais incontestable et dénuée de tout pédantisme.

Cela ne l’empêchait pas d’être parfois un peu malmené par eux. Un jour, par exemple, qu’il s’était mis en retard pour une réunion « politique », et qu’il présentait des excuses embarrassées, une voix dans un coin se mit à chanter : « Notre pauvre Pakline est un foudre de guerre, » et tout le monde éclata de rire. Pakline finit par rire comme les autres, quoique la colère le mordît au cœur. « Le gredin a mis le doigt sur la plaie, » se dit-il en lui-même.

Il avait fait connaissance avec Néjdanof dans une gargote grecque où il prenait ses repas, et où il émettait des opinions très-libres et très-accentuées. Il prétendait que la cause première de ses tendances démocratiques était précisément cette atroce cuisine grecque, qui lui irritait le foie.

« Oui… où diable s’est-il fourré, le maître de céans ? répéta Pakline. J’ai remarqué que, depuis quelque temps, il n’est pas dans son assiette. Serait-il amoureux ? »

Machourina fronça le sourcil.