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safran, flans au miel. Après le dîner, ils faisaient la sieste, —une heure, pas davantage, — puis se réveillaient pour se rasseoir en face l’un de l’autre et buvaient de l’eau d’airelles ou une sorte de limonade très-gazeuse qui, la plupart du temps, s’en allait tout entière en mousse, au grand amusement des maîtres et au grand ennui de Kalliopytch ; celui-ci devait essuyer « partout » et grommelait longuement contre la femme de charge et le cuisinier, qui avaient inventé cette boisson…

« À quoi est-elle bonne ? disait-il ; à gâter les meubles, voilà tout ! »

Puis les époux Soubotchef faisaient encore une lecture, ou s’amusaient à rire avec la naine Poufka, ou chantaient ensemble de vieilles romances (ils avaient des voix parfaitement semblables, hautes, faibles, un peu incertaines et même enrouées, surtout après la sieste, mais pas désagréables en somme), ou enfin jouaient aux cartes, mais toujours à d’anciens jeux, tels que le krebs, la mouche et même le « boston sans prendre ».

Puis le samovar faisait son apparition ; ils prenaient du thé le soir… c’était la seule concession qu’ils eussent faite à l’esprit du temps ; mais ils répétaient tous les jours que c’était une faiblesse, et que l’emploi de cette herbe chinoise était cause d’un grand dépérissement dans le peuple.

En général, ils se gardaient de blâmer le présent et de faire l’éloge du passé : ils avaient toujours vécu de la même manière depuis leur naissance, mais ils accordaient fort bien que d’autres pussent vivre autrement, et même mieux, pourvu qu’on ne les forçât pas, eux, à changer.

À huit heures, Kalliopytch servait le souper, avec l’inévitable « okrochka »[1], et à neuf, les grands lits de plume embrassaient de leur moelleuse étreinte les corps dodus de Fomouchka et de Fimouchka, et un paisible

  1. Espèce de vinaigrette au kvas.