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n’épargnait pas aux deux originaux, malgré le nom de bienheureux, d’innocents, qu’on leur donnait, ils étaient respectés de tous.

Oui, on les respectait, mais on ne leur faisait pas de visites, ce qui d’ailleurs ne les chagrinait guère. Ils ne s’ennuyaient jamais en tête-à-tête ; c’est pourquoi ils vivaient toujours ensemble et ne désiraient pas d’autre société.

Ni Fomouchka ni Fimouchka n’avaient jamais été malades, et, si l’un d’eux se sentait légèrement indisposé, ils prenaient tous deux une infusion de tilleul, ou se frottaient les reins avec de l’huile tiède, ou se versaient de la graisse fondue sur la plante des pieds, et l’indisposition était promptement guérie.

L’emploi de leur journée ne variait jamais. Ils se levaient tard, ils prenaient du chocolat le matin dans de petites tasses semblables à des mortiers : « le thé, assuraient-ils, n’était pas encore à la mode, de notre temps ; » ils s’asseyaient en face l’un de l’autre, causaient (les sujets ne leur manquaient jamais) —ou lisaient le Passe-temps agréable, le Miroir du monde, les Aonides, ou feuilletaient un vieil album relié en maroquin rouge à bordure d’or, qui avait appartenu jadis, comme en faisait foi une inscription manuscrite, à une certaine madame Barbe de Kabiline. Quand et comment cet album était tombé entre leurs mains, c’est ce qu’eux-mêmes avaient oublié.

Cet album contenait quelques poésies françaises, un assez grand nombre de poésies russes ou d’articles en prose dont pourra donner une idée cette courte réflexion sur « Cécéron » :

« Dans quelle disposition d’esprit Cécéron accepta le grade de questeur, c’est ce qu’il explique lui-même ainsi qu’il suit : « Ayant pris les dieux à témoin de la pureté de ses sentiments dans tous les grades dont il avait été honoré jusque-là, il se considéra comme lié par les liens les plus sacro-saints à remplir dignement lesdits