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jardin ; —et ce jardin était tout rempli de granges à paille, de cabanes pour les débarras, de hangars, de caves, de glacières, un vrai nid, quoi ! Il n’y avait pas grand approvisionnement dans ces constructions ; quelques-unes même étaient tombées en ruine ; mais c’était ancien et on n’y touchait pas.

Les Soubotchef n’avaient que deux chevaux, extrêmement vieux, tout velus, le dos ensellé ; l’un était si caduc qu’il en avait des plaques de poils blancs sur le corps, et s’appelait l’Immobile. On les attelait, —une fois par mois tout au plus — à un équipage étrange connu de toute la ville, fort semblable à un globe terrestre dont on aurait coupé le quart antérieur ; le dedans était garni, d’une étoffe jaune, d’importation étrangère, et parsemée d’une multitude de petits pois en relief qui avaient l’air de verrues. Le dernier coupon de cette étoffe avait dû être tissé à Utrecht ou à Lyon, à l’époque de l’impératrice Élisabeth.

Le cocher était un bonhomme extraordinairement vieux aussi, tout saturé de l’odeur de graisse à cuir et de goudron ; sa barbe lui poussait dessous les yeux, et ses sourcils retombaient en petites cascades sur cette large barbe. Il était si lent dans ses mouvements, qu’il mettait cinq bonnes minutes à prendre une prise, deux minutes à passer son fouet dans sa ceinture, et plus de deux heures à atteler l’Immobile. Avec cela on l’appelait Perfichka[1].

Quand les Soubotchef se trouvaient en voiture, et que le chemin allait en montant le moins du monde, ils étaient pris de peur (c’était du reste exactement la même chose quand le chemin descendait), —ils s’accrochaient des deux mains aux courroies, et récitaient à haute voix une sorte d’incantation : « Aux chevaux, aux chevaux, la force de Samuel ; à nous, à nous, la légèreté du duvet ! »

  1. Diminutif de Porphyre.