Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/152

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ta-t-il en indiquant Solomine d’un mouvement de tête, l’autre me plaît beaucoup. Quel sourire il a ! Je n’ai jamais vu ce sourire que chez les gens qui sont supérieurs aux autres sans le savoir.

— Est-ce qu’il y a des gens comme ça ? demanda Néjdanof.

— C’est rare, mais il y en a, » répondit Pakline.


XIX


Fomouchka et Fimouchka, c’est-à-dire Foma (Thomas) Lavrentiévitch et Evfimie (Euphémie) Pavlovna Soubotchef, qui appartenaient tous deux, par leur naissance, à la petite noblesse foncièrement russe, étaient à peu près les plus vieux habitants de la ville de S…

Mariés très-jeunes, ils étaient venus s’établir, depuis un temps presque immémorial, dans la maison de bois de leurs aïeux, située à l’extrémité de la ville ; jamais ils n’en étaient sortis pour voyager, et jamais ils n’avaient modifié en rien leurs habitudes ni leur genre de vie. Le temps semblait avoir cessé de marcher pour eux ; aucune « nouveauté » ne franchissait les limites de leur « oasis ».

Ils n’étaient guère riches, mais, plusieurs fois chaque année, leurs paysans venaient, comme au temps du servage, leur apporter de la volaille et des provisions ; à l’époque fixée, le staroste de leur village venait présenter l’obrok[1] et une couple de gelinottes, soi-disant tuées dans la forêt des seigneurs, forêt qui en réalité n’existait plus depuis longtemps ; ils invitaient le staroste à prendre le thé sur le seuil du salon, lui faisaient cadeau d’un

  1. Obrok, redevance annuelle que les paysans payaient à leur seigneur.