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subtilités-là ; je ne sais qu’une chose, c’est que mes petits vieux sont la crème des braves ! Ils n’ont jamais eu d’enfants. Heureux mortels ! Dans la ville, on les appelle les bienheureux, —ou les imbéciles… ou les innocents, au choix. Ils portent le même costume, une capote rayée, faite d’une étoffe solide qu’on ne trouve aussi nulle part. Ils se ressemblent étonnamment ; la seule différence entre eux, c’est qu’elle porte un bonnet, et lui un « kolpak » avec des ruches pareilles à celles du bonnet, mais sans nœud de rubans. C’est ce nœud seul qui les distingue, le mari n’ayant point de barbe. Il s’appelle Fomouchka[1] et elle Fimouchka. Je t’assure qu’on paierait pour les voir. Ils s’aiment que c’en est incroyable ; tous ceux qui vont les voir sont les bienvenus. Et gentils, avec ça ! On n’a qu’à dire un mot : ils vous exécutent sur-le-champ tous leurs petits tours ! Une seule chose est défendue chez eux, c’est de fumer, non pas qu’ils soient « raskolniks[2] », mais ils détestent le tabac… De leur temps, vous comprenez, on ne fumait guère… On ne connaissait guère non plus les canaris à cette époque ; aussi n’ont-ils pas de ces oiseaux-là chez eux… Et c’est un fier bonheur, convenez-en ! Allons, venez-vous ?

— Mais… je ne sais… commença Néjdanof.

— Attends ! je n’ai pas encore tout dit. Ils ont la même voix ; si on fermait les yeux on ne saurait pas quel est celui qui parle. Fomouchka a comme une ombre de sensibilité de plus dans la voix ; voilà tout. Vous, messieurs, qui vous préparez à votre grande œuvre, peut-être à une lutte terrible, pourquoi, avant de vous jeter dans la tempête, n’iriez-vous pas vous plonger un moment… ?

— Dans une eau stagnante ? interrompit Markelof.

— Et quand cela serait ! Eau stagnante, soit, mais non

  1. Fomouchka, diminutif de Thomas ; Fimouchka, diminutif d’Euphémie.
  2. Les raskolniks, vieux croyants, ont le tabac en horreur.