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Et v’lan ! nous nous sommes mis en route… et nous voilà ! Et vraiment, vraiment, on ne peut pas se figurer comme nous sommes bien ici. Mais quels individus, quels originaux ! Il faut absolument que vous fassiez leur connaissance. Qu’est-ce que vous faites ici ? Où dînez-vous ? Et à propos de quoi êtes-vous venus ?

— Nous dînons aujourd’hui chez un certain Golouchkine… un marchand, répondit Néjdanof.

— À quelle heure ?

— À trois heures.

— Et vous êtes venus le voir pour… afin de… ? »

Pakline jeta un coup d’œil sur Solomine, qui souriait ; sur Markelof, dont le visage se rembrunissait rapidement…

« Mais dis-leur donc, mon cher Alexis… fais-leur un signe maçonnique quelconque ; allons, dis-leur donc qu’il ne faut pas faire des façons avec moi… Ne suis-je pas des vôtres ?…

— Golouchkine aussi est des nôtres, dit Néjdanof.

— Ah ! ah ! très-bien ! Mais il y a loin d’ici à trois heures. Écoutez, allons ensemble chez mes cousins.

— Perds-tu la tête ? Comment veux-tu que de but en blanc… ?

— Ne t’inquiète pas ! je prends tout sur moi. Figure-toi une oasis ! Ni la politique, ni la littérature, ni rien de contemporain ne pénètre là-dedans. Une petite maison ventrue, comme on n’en voit plus nulle part ; l’odeur qui la remplit est rococo ; les gens rococo ; l’air qu’on y respire rococo ; tout ce qu’on y voit est rococo, Catherine II, poudre, paniers, dix-huitième siècle tout pur ! Les maîtres… figure-toi deux petits vieux, mais vieux, tout vieux ! mari et femme ! du même âge, et sans rides ; rondelets, grassouillets, proprets, de vrais perruches inséparables ; et d’une bonté, qui va jusqu’à la bêtise, jusqu’à la sainteté… d’une bonté sans limites ! On me dira que la bonté sans limites est souvent liée à l’absence de sens moral… Mais je n’entre pas dans ces