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qu’il connaissait à peine, mais pour lequel il éprouvait tant de sympathie, n’étaient-ce pas d’excellents représentants de la vie russe ? et leur intimité n’était-elle pas aussi un bonheur ? Pourquoi donc ce sentiment d’angoisse vague et trouble ? À propos de quoi cette tristesse ? —Tu es un rêveur et un mélancolique, murmuraient de nouveau ses lèvres. —Quel diable de révolutionnaire veux-tu faire ? Écris des versiculets, mets-toi dans un coin pour vivre avec tes petites pensées et tes petites impressions misérables, fouille dans toutes sortes de menues subtilités psychologiques, et surtout ne va pas t’imaginer que tes caprices, tes exaspérations maladives et nerveuses, aient rien de commun avec la mâle indignation, avec l’honnête colère d’un homme convaincu ! Ô Hamlet, prince de Danemark ! comment sortir de ton ombre ? Comment faire pour n’être pas ton imitateur en tout, même dans la honteuse jouissance que l’on éprouve à s’injurier soi-même ?

« Alexis ! mon ami ! Hamlet russe ! dit tout à coup, comme un écho de toutes ces réflexions, une voix glapissante et bien connue. Est-ce toi que je vois ? »

Néjdanof leva les yeux, et, à sa grande surprise, il vit devant lui Pakline, —Pakline en costume de berger Watteau, vêtu d’une jaquette d’été couleur beurre, sans cravate, un chapeau de paille sur la nuque, avec un ruban bleu de ciel tout autour, — et aux pieds des souliers vernis !

Pakline aussitôt s’approcha en boitant de Néjdanof et le prit par la main.

« Premièrement, lui dit-il, quoique nous soyons dans un jardin public, il faut nous jeter, selon la vieille coutume, dans les bras l’un de l’autre et nous embrasser trois fois… Une ! deux ! trois !… Secondement, sache que si je ne t’avais pas rencontré aujourd’hui, tu aurais eu le bonheur de me voir demain en propre personne, car je connais le lieu de ta résidence, et j’étais venu tout exprès dans cette ville… de quelle façon, tu le sauras