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Néjdanof, il commença à se vanter lui-même, de façon à rendre des points à Kisliakof, le grand correspondant.

Il avait depuis longtemps, disait-il, abandonné l’ancienne barbarie ; il connaissait parfaitement les droits des prolétaires (ce mot-là aussi était ancré dans sa mémoire) ; s’il avait remplacé son commerce par des opérations de banque, qui augmentaient son capital, c’était uniquement pour que ce capital, à un moment donné, fût utile au… au mouvement général, utile… pour ainsi dire… au peuple ; —mais quant à lui, lui, Golouchkine, au fond, il méprisait le capital.

En ce moment, un domestique entra apportant la collation. Golouchkine toussa d’un air significatif, invita ces messieurs « à faire un trou » et, donnant l’exemple, avala d’un trait son verre d’eau-de-vie poivrée.

Les hôtes se mirent à collationner. Golouchkine se fourrait dans la bouche des morceaux énormes de caviar pressé, et buvait à proportion.

« Allons, messieurs, disait-il, je vous en prie, goûtez-moi donc ce bon petit mâcon. »

S’adressant de nouveau à Néjdanof, il lui demanda d’où il venait, où il habitait, s’il était là pour longtemps ; et ayant appris qu’il vivait chez Sipiaguine, il s’écria :

« Je connais ce monsieur-là, une tête vide ! »

Et à ce propos il tomba sur tous les propriétaires du gouvernement de S…, déclarant qu’ils manquaient non-seulement de toutes les qualités du citoyen, mais encore du sentiment de leurs propres intérêts.

Mais, chose étrange, pendant qu’il parlait aussi énergiquement, on pouvait lire une certaine inquiétude dans ses yeux, qui erraient çà et là. Néjdanof n’arrivait pas à comprendre clairement ce que pouvait être cet homme, ni en quoi il leur était utile. Solomine, selon son habitude, restait muet, et Markelof prit un air si sombre que Néjdanof finit par lui dire : « Qu’avez-vous ? » À quoi Markelof répondit : « Rien ! » du ton que l’on emploie pour