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gros enfant gâté, passablement niais et vaniteux.

Il se considérait comme un homme civilisé, parce qu’il s’habillait à l’allemande, tenait maison ouverte et avait des relations avec des gens riches ; —il allait au théâtre, et protégeait des actrices cascadeuses avec lesquelles il s’entretenait dans une langue extraordinaire qui avait la prétention d’être du français.

Sa passion dominante était la soif de popularité : il aurait voulu que le nom de Golouchkine retentît dans l’univers entier, et qu’on parlât de Kapitone Golouchkine comme on parle de Souvorof et de Patiomkine[1]. Cette passion, qui avait vaincu son avarice native, l’avait, comme il disait non sans orgueil, jeté dans l’opposition (il prononçait d’abord « position », mais on l’avait corrigé). Il avait fini par devenir nihiliste : il professait les opinions les plus extrêmes, se moquait de sa propre secte, faisait gras en carême, jouait aux cartes et buvait du champagne comme de l’eau. Ses opinions ne lui avaient jamais causé d’ennuis, parce que toutes les autorités, disait-il, sont achetées à deniers comptants par moi, tous les joints sont calfeutrés, toutes les bouches sont fermées, toutes les oreilles bouchées.

Il était veuf, sans enfants ; les fils de sa sœur tournaient autour de lui avec une frayeur servile ; mais il les traitait de manants sans éducation, de barbares, et leur permettait à peine de se présenter devant lui.

Il vivait dans une belle maison de pierre, fort négligemment tenue ; certaines chambres étaient meublées tout à fait à l’européenne, tandis que d’autres ne contenaient absolument que quelques petites chaises et un divan en toile cirée. Il y avait partout des tableaux, —de vraies croûtes, — des paysages roux, des marines violettes, « le Baiser » de Moller, de grosses femmes nues, aux genoux et aux coudes rouges.

Bien que Golouchkine n’eût pas de famille proprement

  1. Prononciation russe de Potemkin.