Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/140

Cette page n’a pas encore été corrigée

pas sur la terre sans laisser de trace » ; il s’étonnait même que lui, un garçon de vingt-deux ans, il eût déjà résolu tous les problèmes de la vie et de la science ; enfin, il déclarait qu’il transformerait la Russie, qu’il la secouerait comme un prunier ! qu’il la retournerait comme un gant !

Dixi ! ajoutait-il à la ligne. Ce dixi revenait souvent dans les lettres de Kisliakof, et toujours avec deux points d’exclamation.

Une de ses lettres contenait une pièce de vers socialistes, adressée à une jeune fille, et commençant par ces mots :

« Aime, non pas moi, mais l’idée ! »

Néjdanof s’étonna intérieurement, moins encore de la présomption de M. Kisliakof que de la naïve bonhomie de Markelof… Mais, réflexion faite, il se dit :

« Bah ! Kisliakof sera aussi utile à sa manière ; —à bas l’esthétique ! »

Les trois amis se retrouvèrent dans la salle à manger à l’heure du thé ; pourtant la discussion de la veille ne recommença pas. Aucun d’eux n’avait envie de parler. Mais Solomine seul était tranquille ; le silence des deux autres décelait une secrète agitation.

Après le thé, ils partirent pour la ville ; et le vieux serviteur de Markelof, assis sur les marches du perron, accompagna son maître de ce morne et triste regard qui lui était habituel.

Le marchand Golouchkine, avec qui Néjdanof devait lier connaissance, était le fils d’un vieux croyant qui avait fait fortune à vendre des drogueries. Il n’avait pas augmenté la fortune de son père, car c’était un viveur, comme on dit, un épicurien à la manière russe ; —et il n’avait rien de ce qu’il faut pour le commerce.

C’était un homme d’environ quarante ans, quelque peu obèse, assez laid de figure, grêlé, avec de petits yeux de cochon ; il parlait avec volubilité, embrouillant ses mots, remuant constamment bras et jambes, avec des bouffées de rire forcé… En somme, il avait l’air d’un