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Il y eut un moment où Néjdanof, tout d’un coup, s’excita jusqu’à en devenir tout rouge ; Solomine se leva doucement, et, traversant la chambre à pas comptés, alla fermer un vasistas qui était resté ouvert près de la tête de Néjdanof.

« Il ne faudrait pas vous enrhumer, » lui dit-il avec bonhomie… comme pour répondre à son regard surpris.

Néjdanof lui demanda ensuite quelles idées sociales il avait le projet d’introduire dans la fabrique qui lui était confiée, et s’il avait l’intention de faire participer les ouvriers aux bénéfices ?

« Mon pauvre ami ! répondit Solomine, rien que pour nous laisser organiser une école, un tout petit hôpital, le patron a regimbé comme un ours. »

Une seule fois, Solomine se mit sérieusement en colère, et frappa avec tant de force sur la table devant lui de son poing puissant qu’il fit tout tressauter, jusqu’à un poids de quarante livres qui se trouvait à côté de l’encrier : c’était à propos d’un jugement inique, de vexations subies par un « artél[1] » d’ouvriers…

Lorsque Néjdanof et Markelof arrivèrent à parler des « mesures à prendre » pour mettre leurs plans en action, Solomine continua de les écouter avec curiosité, avec respect même, mais il ne prononça plus une parole.

L’entretien dura jusqu’à quatre heures ; et de quoi ne parlèrent-ils pas ! Markelof fit allusion, entre autres, à l’infatigable voyageur Kisliakof, à ses lettres, qui devenaient de plus en plus intéressantes ; il promit à Néjdanof de lui en montrer quelques-unes et même de les lui laisser emporter, à cause de leur longueur et de leur écriture un peu difficile à déchiffrer ; et puis surtout, elles étaient si savantes ! Elles contenaient même des vers, non pas de la poésie légère quelconque ou frivole, mais de la poésie à tendance sociale !

  1. Artél, groupe de travailleurs du même métier, embryon de société coopérative qui existe depuis très-longtemps en Russie.