Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/135

Cette page n’a pas encore été corrigée


Une heure après, pendant que tous les étages de l’énorme bâtiment vomissaient la foule bruyante des ouvriers par tous les escaliers et toutes les ouvertures, un tarantass où étaient assis Markelof, Néjdanof et Solomine débouchait sur la route par la grande porte de la cour.

« Vassili Fédotytch ! cria Pavel à Solomine qu’il avait accompagné jusqu’à la porte. Faut-il commencer ?

— Attends encore un peu… répondit Solomine. C’est à propos d’une certaine entreprise… » expliqua-t-il à ses compagnons.

Ils arrivèrent à Borzionkovo, soupèrent plutôt pour la forme, et, après avoir allumé leurs cigares, ils entamèrent une de ces interminables conversations de nuit, familières aux Russes, de ces conversations qui n’ont guère lieu chez aucun autre peuple.

Ici encore Solomine trompa les espérances de Néjdanof. Il parlait remarquablement peu… si peu, qu’on pouvait presque dire qu’il ne parlait pas ; mais il écoutait avec une attention soutenue, et, quand il faisait une remarque, elle était très-juste et surtout très-brève.

Il se trouva que Solomine ne croyait pas à l’imminence d’une révolution en Russie ; mais, ne voulant pas imposer son avis, il laissait les autres essayer leurs forces, et les regardait faire, non de loin, mais de côté. Il connaissait parfaitement les révolutionnaires de Pétersbourg, et, jusqu’à un certain point, il sympathisait avec eux, car il était du peuple ; mais il se rendait compte de l’absence inévitable de ce même peuple, sans lequel pourtant « rien ne marcherait », de ce peuple qu’il faudrait longtemps préparer, mais d’une tout autre façon et vers un tout autre but. Voilà pourquoi il se tenait à côté, non comme un finaud qui biaise, mais comme un homme de bon sens qui ne veut perdre inutilement ni lui-même, ni les autres. Quant à écouter, pourquoi pas ? et même s’instruire s’il y a lieu !

Solomine était l’unique fils d’un chantre d’église ; il