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d’un millier d’êtres humains vibrer, palpiter, battre. Cela fonctionnait régulièrement, sans interruption, à pleine volée.

Non-seulement on ne voyait nulle part l’élégance ou un certain soin, mais la simple propreté faisait défaut ; bien au contraire, partout la négligence, la saleté, la boue, la vieille suie ; ici une vitre cassée, là, le crépi rongé, ailleurs des planches d’une cloison écroulée, une porte bâillant, les battants décrochés ; une grande mare toute noire, avec un reflet irise de pourriture, occupait le milieu de la cour principale, non loin de quelques tas de briques éparpillées ; des débris de nattes, de toiles d’emballage, de caisses, des bouts de cordes traînaient sur le sol humide ; des chiens aux poils hérissés, aux flancs creux, erraient çà et là sans même aboyer ; un petit garçon de quatre ans, avec un gros ventre, les cheveux ébouriffés, tout barbouillé de suie, était assis dans un coin contre une palissade, et sanglotait comme si l’univers entier l’eût abandonné ; tout auprès, barbouillée de la même suie, et entourée de ses petits cochons de lait bigarrés, une truie dévorait des trognons de choux ; des haillons de linge pendaient le long d’une corde ; et quelle puanteur, quelles exhalaisons infectes ! Une vraie fabrique russe, en effet ; et non une manufacture française ou anglaise.

Néjdanof se tourna vers Markelof.

« On m’avait tant vanté, dit-il, les aptitudes exceptionnelles de Solomine, que, je l’avoue, tout ce désordre me surprend ; ce n’est pas là ce que j’attendais.

— Ce n’est pas du désordre, répondit Markelof avec humeur, c’est la saleté russe. Il y a pourtant des millions engagés là-dedans ! Solomine a dû tenir compte et des vieilles habitudes, et de l’entreprise, et du caractère de son patron. Avez-vous une idée de ce qu’est Faléïef ?

— Aucune.

— C’est le plus grand pince-maille de Moscou. Un bourgeois, quoi ! »