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— Enchanté de l’apprendre, monsieur Ostrodoumof ! »

Le petit boiteux se tourna vers Machourina, qui, d’un air renfrogné, continuait à fumer sa cigarette.

« Comment vous portez-vous, très-aimable… très-aimable ?… Ah ! que c’est ennuyeux, je ne peux jamais me rappeler votre prénom ni votre nom patronymique[1] ! »

Machourina haussa les épaules.

« À quoi bon vous les rappeler ? Vous connaissez mon nom de famille. Que vous faut-il de plus ? Et pourquoi cette question : « Comment vous portez-vous ? » Ne voyez-vous pas vous-même que je ne suis pas morte ?

— Parfaitement, parfaitement juste ! s’écria Pakline en gonflant ses narines et en remuant ses sourcils inégaux. Si vous étiez morte, votre très-humble serviteur n’aurait pas l’avantage de vous voir ici et de causer avec vous. Considérez ma question comme un reste de mauvaise habitude surannée. C’est comme pour le prénom et le nom patronymique… Voyez-vous, ça me semble drôle de dire Machourina tout court ! Je sais bien que vos lettres ne sont jamais signées autrement que : Bonaparte… Pardon, Machourina, voulais-je dire ! Mais pourtant… quand on cause…

— Mais qui vous a prié de causer avec moi ? »

Pakline eut un petit rire nerveux, comme s’il avait avalé une gorgée de travers.

« Allons, allons, ma colombe, ne vous fâchez pas, donnez-moi votre main. Vous êtes très-bonne, je le sais bien, et moi non plus je ne suis pas méchant… Allons. »

  1. En Russie, dans la conversation, il est rare que l’on nomme quelqu’un par son nom de famille ; on n’emploie guère non plus le prénom seul, qui serait trop intime ou trop familier. L’appellation généralement usitée, — qui a l’avantage d’être à la fois familière avec les inférieurs et respectueuse avec les supérieurs, — est analogue à l’antique formule grecque : Achille Péléïade ou fils de Pélée.