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l’ivrogne Cyrille et même avec Mendeleïef Doutik ; mais, chose étrange ! il se sentait timide en leur présence, et il n’avait jamais pu tirer d’eux que deux ou trois jurons violents, mais vagues.

Un autre mougik, nommé Fituïef, le plongea tout simplement dans la stupéfaction. Ce paysan avait une figure extraordinairement énergique, une vraie tête de brigand.

« Voilà notre affaire, cette fois, » pensa Néjdanof. Or, il se trouva que ce Fituïef était un homme sans feu ni lieu, à qui la commune avait retiré sa terre parce que, — bien portant et même robuste, — il ne « pouvait » pas travailler.

« Je ne peux pas ! sanglotait-il de sa voix creuse et gémissante, avec des soupirs qu’il semblait tirer de ses entrailles. Je ne peux pas travailler ! Tuez-moi si vous voulez ! Plutôt que de travailler, j’irai me pendre moi-même ! »

Et il finissait par demander l’aumône, — un petit kopek pour acheter un petit pain… Et avec cela une figure truculente, digne de Rinaldo Rinaldini !

Néjdanof ne fut pas plus heureux avec les ouvriers de fabrique : les uns étaient terriblement dégingandés, les autres terriblement renfermés en eux-mêmes… Il n’aboutit absolument à rien avec eux. Il écrivit là-dessus à son ami Siline une longue lettre dans laquelle il se plaignait de sa maladresse, qu’il attribuait à sa mauvaise éducation et à ses misérables tendances esthétiques.

Il s’imagina alors, tout d’un coup, que sa véritable vocation, dans l’œuvre de propagande, n’était pas de parler, mais d’écrire… Mais ça ne marcha pas davantage. Tout ce qu’il mettait sur le papier lui faisait l’impression de quelque chose de forcé, de théâtral, de faux dans l’expression et dans la langue ; et, à deux reprises, — ô horreur ! — il s’égara dans la versification ou dans des divagations sceptiques, purement personnelles.