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— Vous n’êtes pas fâché contre moi, n’est-ce pas ? Vous n’irez pas penser que, moi aussi, j’ai posé devant vous ? Non, vous ne le croirez pas, continua-t-elle avant que Néjdanof eût le temps de répondre. N’êtes-vous pas malheureux comme moi ? Votre caractère n’est-il pas… mauvais, comme le mien ? Demain nous irons à l’école ensemble, comme de bons amis que nous sommes maintenant. »

Lorsque Marianne et Néjdanof furent arrivés près de la maison, Mme Sipiaguine, du haut de son balcon, les regarda venir avec sa lorgnette, et, avec le petit sourire bienveillant qui lui était habituel, elle secoua doucement la tête ; puis, rentrant par la porte vitrée qui était restée grande ouverte, dans le salon où M. Sipiaguine était déjà installé pour jouer à la préférence avec le voisin édenté, elle dit à haute voix, lentement, en appuyant sur chaque syllabe :

« Comme il fait humide dehors ! c’est bien malsain. »

Marianne et Néjdanof échangèrent un coup d’œil ; Sipiaguine, qui venait de faire capot son partenaire, jeta sur sa femme un regard de côté et de bas en haut, un vrai regard de ministre ; puis ce même regard, froidement endormi, se posa sur le jeune couple qui revenait du jardin déjà sombre.


XIV


Quinze jours encore s’étaient écoulés. — Tout allait son train ordinaire. Sipiaguine distribuait les occupations de chaque jour, — comme un ministre, ou tout au moins comme un directeur de département ; — il conservait toujours son air de supériorité affable et quelque peu dégoûtée. Kolia prenait ses leçons. Une rage sourde, qui n’osait se faire jour, semblait continuellement