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ne rien pouvoir, rien… et de n’être capable de rien. Pendant que mon père était en Sibérie, et que je vivais à Moscou auprès de ma mère, oh ! comme je m’élançais vers lui, comme j’avais envie d’aller le trouver ! non que j’eusse pour lui beaucoup d’affection ou de respect, mais j’avais un si grand désir d’aller voir de mes propres yeux, de sentir sur mon propre corps comment vivent les exilés… les persécutés !… Et comme j’étais irritée contre moi-même et contre tous ces gens calmes, gras, rassasiés !… Et puis, quand mon père revint, brisé, exténué, quand il lui fallut s’humilier, solliciter, chercher les bonnes grâces des hommes puissants… Ah ! que c’était pénible et misérable ! Comme il fit bien de mourir, et ma mère aussi ! Moi, je suis restée dans ce monde. Pourquoi faire ? Pour sentir que j’ai un mauvais caractère, que je suis ingrate, qu’on ne peut pas s’arranger de moi, que je ne suis utile absolument à rien, ni à personne !

Marianne se détourna, sa main glissa sur le banc. Néjdanof eut pitié d’elle ; il voulut prendre cette main abandonnée… mais Marianne la retira vivement, non parce que le mouvement de Néjdanof lui paraissait déplacé, mais parce qu’elle n’eût voulu pour rien au monde avoir l’air de mendier la sympathie de qui que ce fût.

Un vêtement de femme apparut au loin à travers le fourré de sapins. Marianne se redressa.

« Regardez, dit-elle, votre Madone a envoyé son espion. Cette femme de chambre est chargée de me surveiller, de dire à madame où je suis, et avec qui ! Ma tante a probablement pensé que j’étais avec vous, et elle trouve cela peu convenable, surtout après la scène sentimentale qu’elle a jouée devant vous. Du reste, il est temps de revenir, en effet. Allons. »

Marianne se leva ; Néjdanof fit de même. Elle le regarda par-dessus son épaule, et tout à coup sur son visage passa une expression presque enfantine, gracieuse et un peu embarrassée.