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elle avait pâli, elle s’était calmée, et son visage exprimait une sorte de confusion, comme si elle eût honte de tout ce qu’elle avait dit. Elle avait visiblement le désir d’amener Néjdanof sur une « question » quelconque, — à propos d’école ou de paysans, — rien que pour éviter de rentrer dans la conversation précédente.

Mais en ce moment-là, aucune « question » ne pouvait l’intéresser.

« Marianne Vikentievna, dit-il, franchement, je ne m’attendais guère à tout ce que… à tout ce qui vient de se passer entre nous. (Au mot de « se passer », Marianne fit un léger mouvement.) Il me semble que nous voilà tout d’un coup rapprochés. Mais cela devait être. Depuis longtemps, nous marchions l’un vers l’autre, mais nous n’avions pas encore échangé de salut. C’est pourquoi je vous parlerai sans réticence. Le séjour de cette maison vous est lourd et pénible ; mais votre oncle, qui malgré son esprit étroit, m’a l’air d’être un homme de cœur, autant que j’ai pu en juger, — votre oncle ne comprend donc pas votre position ? Il ne se met donc pas de votre parti ?

— Mon oncle ? D’abord, ce n’est pas du tout un homme, c’est un fonctionnaire ! sénateur, ministre… je ne sais. Ensuite… je ne veux pas me plaindre mal à propos et calomnier les gens ; la vie ici ne m’est ni lourde ni pénible ; on ne m’opprime pas ; les petits coups d’épingle de ma tante ne sont réellement rien à mes yeux… je suis tout à fait libre. »

Néjdanof regarda Marianne avec stupéfaction.

« En ce cas… tout ce que vous venez de me dire…

— Riez de moi à votre aise, interrompit-elle ; mais si je suis malheureuse, ce n’est pas de mon propre malheur. Il me semble par moments que je souffre pour tous les opprimés, les déshérités en Russie. Ou plutôt, non, je ne souffre pas, je m’indigne pour eux, je me révolte, je suis prête à donner ma vie pour eux. Je suis malheureuse d’être une demoiselle, une parasite, et de