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parfaitement égal ! Elle ne remuera pas le doigt pour vous épargner une torture. Et si votre mal lui est utile ou profitable… alors… oh ! alors !… »

Marianne se tut. Le fiel l’étouffait ; elle s’était résolue à lui donner son cours, elle n’avait pu se contenir, et ses paroles avaient jailli malgré elle. Marianne appartenait à une classe particulière d’êtres malheureux, qu’on rencontre assez souvent en Russie depuis quelque temps. La justice les satisfait sans les réjouir ; et l’injustice, pour laquelle ils ont une susceptibilité terrible, les trouble jusqu’au fond de l’âme.

Pendant qu’elle parlait, Néjdanof la regardait attentivement ; son visage couvert de rougeur, avec ses cheveux courts légèrement en désordre, et le tremblement de ses lèvres fines et contractées, lui paraissait menaçant, significatif et beau, superbement beau. Un rayon de soleil, passant au travers du réseau des branches serrées, se posait sur son front comme une tache lumineuse, et cette langue de feu s’accordait avec l’expression excitée de tout son visage, avec ses yeux brillants, fixes, grands ouverts, avec l’ardente vibration de sa voix.

« Dites-moi, fit enfin Néjdanof, pourquoi m’avez-vous nommé malheureux ? Connaissez-vous mon passé ? »

Marianne fit un mouvement de la tête.

« Oui.

— Mais… que connaissez-vous ? On vous a donc parlé de moi ?

— Je connais… votre naissance.

— Vous savez… Qui vous a dit ?

— Mais elle ! toujours elle ! cette Mme  Sipiaguine dont vous êtes si enchanté ! Elle n’a pas manqué de dire devant moi, — à mots couverts, mais très-clairement, — non pas avec compassion, mais de l’air d’une personne libérale qui est au-dessus des préjugés, quelle particularité il y a dans la vie de son nouveau professeur. Ne soyez pas étonné, je vous en prie : Mme  Sipiaguine raconte de même au premier venu, avec compassion cette