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sortir de sa réserve. Mme  Sipiaguine sembla même s’affliger qu’il ne la comprît pas entièrement.

Néjdanof l’écoutait, regardait ses mains, ses épaules, jetait de temps en temps un rapide coup d’œil sur ses lèvres roses, sur les boucles de ses cheveux qui se balançaient tout doucement pendant qu’elle parlait. Les premières réponses de Néjdanof avaient été très-brèves : il sentait un poids sur la poitrine et de la gêne dans le gosier…

Peu à peu cependant cette impression se transforma en une autre, tout aussi inquiète, mais non exempte d’agrément : il n’avait jamais pu s’imaginer qu’une femme si distinguée, si jolie, — une aristocrate, — fût capable de s’intéresser à lui, pauvre diable d’étudiant ; et non-seulement Mme  Sipiaguine s’intéressait à lui, mais même elle faisait quelque peu la coquette !

« Pourquoi est-elle ainsi ? » se demandait-il ; et il ne trouvait pas de réponse.

À vrai dire, il n’éprouvait pas le besoin d’en trouver une.

Mme  Sipiaguine parla de Kolia ; elle commença même par affirmer à Néjdanof que, si elle avait désiré une entrevue avec lui, c’était dans l’unique intention de connaître ses idées sur l’éducation des enfants en Russie.

La façon soudaine dont ce désir lui était venu pouvait paraître un peu étrange. Au fond, il s’agissait bien de cela ! La vérité, le mot de l’énigme, c’est qu’un souffle vague, un je ne sais quoi de sensuel était venu l’effleurer, et qu’elle éprouvait le besoin de subjuguer, de courber à ses pieds cette tête indocile…

Mais il nous faut remonter un peu en arrière.

Valentine Mikhaïlovna était fille d’un général fort médiocre et obscur, qui avait obtenu un seul crachat et la « boucle »[1], — au bout de cinquante ans de services, —

  1. Une boucle, avec le chiffre romain des années de service, à partir de vingt-cinq, qu’on porte sur la poitrine.