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Il se coucha de bonne heure, mais sans pouvoir s’endormir. Il lui vint des pensées tristes, des pensées sombres, grises, pour mieux dire, des pensées de fin inévitable, de mort prochaine. Elles lui étaient devenues familières ; il les tournait et les retournait en tout sens, reculant tantôt avec une secrète horreur devant la probabilité de l’anéantissement et l’accueillant tantôt presque avec joie.

Il finit par ressentir une émotion particulière, qui lui était bien connue. Il se leva, s’assit devant son bureau, rêva un moment, puis écrivit presque sans ratures les vers suivants :


Quand je mourrai, cher ami,
Voici mes dernières volontés :
Détruis aussitôt
Toutes mes inutiles paperasses…
Entoure-moi de fleurs,
Laisse entrer le soleil dans ma chambre,
Derrière la porte ouverte
Place des musiciens.
Interdis-leur les chants lugubres !
Que la valse insolente,
Comme à l’heure du festin,
Pousse ses cris perçants sous les coups de l’archet.
Tout en buvant, avec mon oreille affaiblie,
Les sons mourants des cordes frémissantes,
Je mourrai aussi comme eux, je m’endormirai…
Et, n’ayant pas troublé par de vains gémissements
Le calme qui précède la fin,
Je m’en irai dans un autre monde,
Bercé par le bruit léger
Des joies légères d’ici-bas.


En écrivant le mot : « ami », c’était à Siline qu’il pensait.

Il déclama ces vers à demi-voix, et fut étonné de voir ce qui était sorti de sa plume. Ce scepticisme, cette indifférence, cette incrédulité légère, comment tout cela s’accordait-il avec ses principes, avec ce qu’il avait dit à Markelof ?