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XII


Après le dîner, qui avait réuni beaucoup de monde, Néjdanof profita de l’inattention générale pour s’esquiver et rentra dans sa chambre.

Il avait besoin de se trouver seul avec lui-même, ne fût-ce que pour mettre un peu d’ordre dans les impressions qu’il rapportait de son voyage de la veille.

Pendant le repas, Mme Sipiaguine l’avait regardé attentivement à plusieurs reprises, mais sans avoir l’occasion sans doute de causer avec lui ; quant à Marianne, depuis la démarche inattendue qui l’avait tant étonné, elle avait l’air d’éprouver une sorte de gêne et de le fuir.

Néjdanof prit une plume ; il avait envie de causer avec son ami Siline ; mais il ne trouva rien à dire, même à son ami ; peut-être ne parvenait-il pas à débrouiller les idées et les sentiments opposés qui se heurtaient dans sa tête ; il renvoya tout cela au lendemain.

Kalloméïtsef était au nombre des convives ; jamais il n’avait si bien montré que ce jour-là sa dédaigneuse arrogance de gentleman ; mais l’outrecuidance de ses discours agissait peu sur Néjdanof, qui les remarquait à peine.

Le jeune homme était comme environné d’un nuage ; on eût dit un rideau à demi opaque baissé entre lui et le reste du monde ; et, chose étrange, à travers ce rideau, s’entrevoyaient seulement trois figures, — trois figures de femmes, — qui, toutes les trois, dirigeaient obstinément leurs regards sur lui.

C’étaient Mme Sipiaguine, Machourina et Marianne. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Et pourquoi ces trois figures-là ? Qu’avaient-elles de commun ? Et que lui voulaient-elles ?