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un peu avec ce brave homme. On nous apporta du thé. Mon docteur parla. Ce n’était pas un sot. Il s’exprimait bien et il y avait plaisir à l’écouter : chose étrange, tel homme dont on se croit l’ami, avec qui l’on vit depuis longtemps, n’aura jamais avec vous et ne vous inspirera jamais de pleine franchise et, tel autre dont on vient de faire la connaissance vous dit ses secrets et connaît les vôtres. Je n’avais certes ni mérité, ni provoqué aucunement les confidences de mon nouvel ami. Je crois qu’il saisit tout simplement une occasion de parler. En tout cas, son récit n’étant pas dépourvu d’intérêt, je ne vois rien qui n’empêche d’en faire part au lecteur. Je tâcherai de reproduire le style du narrateur.

« Vous ne connaissez pas, commença-t-il d’une voix faible et tremblante, le juge d’ici, Milov, Pavel Loukitch ? Non ?… Eh bien ! cela n’y fait rien… (Le docteur tousse et ferme les yeux.) Eh bien, voyez-vous, c’était vers le grand carême, en plein dégel, le soir. Je suis là chez le juge en train de faire ma partie de préférence[1] ; ― pour ne pas vous mentir, le juge est bon garçon, mais grand amateur de la préférence. Tout à coup (le docteur affectionnait ce mot tout à coup),

  1. Jeu de cartes.