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tout à coup la telega s’ébranla violemment, craqua et faillit verser. Le cocher arrêta court, fit de la main un geste de dépit et cracha.

— Qu’y a-t-il donc ? lui demandai-je.

Il descendit sans me répondre et sans se hâter.

— Mais qu’y a-t-il donc ?

— L’essieu est cassé… brûlé, dit-il maussadement, et il rajusta la douga[1] de la korennaïa si brusquement que le cheval faillit tomber sur le flanc. Il s’ébroua, se secoua et se mit à se lécher la jambe au-dessus du genou. Je descendis, légèrement vexé de la malencontre. La grande roue droite était faussée, déviée et soutenait à peine la petite roue de gauche.

— Qu’allons-nous faire ? demandai-je enfin.

— Voilà la cause de tout le mal, dit le cocher en montrant du manche de son fouet l’enterrement qui venait à nous. Il y a longtemps que je connais ça. C’est un présage sûr… Un mort, oui…

Et il se mit à tourmenter de nouveau la korennaïa qui prit le parti de ne plus bouger du tout, remuant seulement parfois sa queue, modestement. Quant à moi, j’allais et venais, je m’arrêtais devant la roue. Cependant le convoi nous avait rejoints. Il descendit sur la pelouse

  1. Un arc en bois attaché aux deux brancards et au-dessus du timonier – la korennaïa.