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troisième ni à pied ni à cheval. Chacun de ses fils habitait l’une des trois maisons. Le premier ne recevait que des amiraux, le deuxième que des généraux et le troisième que des Anglais. Là-dessus, il se levait en disant : « Buvons à mon aîné, c’est le meilleur, » et il pleurait. Malheur à qui laissait son verre : « Je te ferai fusiller ! et je ne permettrai pas qu’on t’enterre. » Puis il sautait de sa place en criant : « Peuple de Dieu ! maintenant il faut danser, pour votre plaisir et pour le mien !… » Et on pouvait mourir, mais il fallait danser. Il a mis sur les dents toutes ses jeunes serves, il les obligeait parfois à chanter en chœur, à tue-tête, toute la nuit. Celle qui atteignait la note la plus aiguë recevait une récompense et quand la fatigue mettait fin à ce sabbat, le pomiéstchik roulait sa tête dans ses mains en se désolant d’une façon burlesque : « Ô orpheline, orphelinette, on t’abandonne, mon pigeon ! » Alors les palefreniers s’efforçaient de rendre du courage aux jeunes filles et le sabbat recommençait. Mon père lui avait plu, que voulez-vous ? Il a failli le tuer tant il l’aimait, et certes, il l’aurait tué si par bonheur il n’était mort lui-même, ayant monté, complètement ivre, en haut d’un colombier. Voilà, Monsieur, un de nos voisins du bon temps.