Page:Toudouze - En robe de soie, 1888.djvu/2

Cette page a été validée par deux contributeurs.
2

Un vrai régal ! C’était incalculable ce qu’on avalait de ces tranches de pain grillé, en les trempant, avec une gourmande volupté, dans le quart de métal plein d’un café fumant, moulu à l’arabe, à coups de crosse de fusil, et où il y avait autant à manger qu’à boire.

Chaque jour il fallait acheter, en supplément, du pain au cantinier, le réglementaire demi-pain par homme et par jour ne suffisant pas à nos appétits voraces, développés à l’excès, poussés à la boulimie par cette existence continuelle en plein air, avec des travaux de tranchées et d’abatis d’arbres à nous creuser le ventre jusqu’aux talons.

Douze jours de bivouac, d’intempéries atroces, de fatigues corporelles énormes, de vie extraordinairement active du côté physique, de perpétuels et renaissants qui-vive, avaient si bizarrement influé sur nous que la bête semblait avoir peu à peu absorbé l’homme, se glissant dans sa peau, dans son sang, dans ses muscles, et, qu’avant tout, par-dessus tout, la grande, l’incessante préoccupation était la nourriture.

Ce qui se produisait en nous, c’était comme une décivilisation progressive, un étrange et rapide retour à l’état bestial, aux instincts animaux, un effacement absolu de l’esprit devant le corps.

N’ayant d’eau que juste pour faire la soupe, le café et pour boire, on avait dû forcément renoncer aux soins de propreté. On n’y pensait même plus, par ce froid sibérien, dans cette promiscuité continue avec la terre, avec la nature, dans cette vie d’étable que nous menions, sur nos litières de paille.

La peau des visages, des mains, se tannait, calcinée par la flamme des feux de branchages, giflée férocement par l’implacable bise d’un hiver exceptionnel, à 114 mètres d’altitude, balayée par les rafales de neige, lavée de pluies glaciales.

Une certaine dureté au mal, une plus facile résistance physique à l’abaissement terrible de la température, semblaient nous venir de cette déchéance, cuirassant notre épiderme, en alourdissant notre intelligence.

Surtout manger, toujours manger ! Les ventres s’étalaient, dominateurs, gagnant jusqu’aux cerveaux, les annihilant, les asservissant, comme des hordes barbares asservissent un peuple civilisé.

On s’endormait, la dernière bouchée aux dents, dans la lourde extase des estomacs pleins, noyé en complète béatitude de cette digestion écrasante, qui plaquait un sang vermeil sur les faces congestionnées, au milieu de l’atmosphère raréfiée par la fumée du foyer, brûlant constamment au centre de la