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pour continuer sa promenade à travers Gagny, sans hâte, comme chez lui, toujours dans son costume de Mardi-gras.

— Aux poireaux, maintenant !

D’un geste vainqueur, Faraud indiquait les panaches verts, tout noircis par la gelée, dépassant maigrement, çà et là, la couche de neige.


V


L’incident du marin ayant rendu la petite troupe plus prudente, le caporal jugea nécessaire de prendre quelques dispositions élémentaires pour ne pas être surpris, pendant qu’on allait attaquer à coup de sabre-baïonnette la terre durcie qui retenait les légumes fortement attachés au sol.

Claude Tournevire, le plus jeune de la bande, ouvrier mécanicien de son état, un petit futé à museau de rat, sans un poil de barbe, le nez en pointe, les yeux en vrille, fut désigné pour servir de sentinelle.

Avec sa capote trop grande, dans laquelle se noyait son corps maigrelet de gamin de Paris, son pantalon trop long, tirebouchonné dans des guêtres de cuir, son képi à visière d’aveugle, il montrait l’air chétif et malingreux d’un enfant venu avant terme ; mais il avait une vivacité de furet et l’œil excellent : il verrait venir de loin, celui-là, on pouvait être tranquille.

On le plaça dans la rue, à l’endroit où le matelot nous était apparu si brusquement et où se trouvait le commencement de la courbe ; puis, les quatre autres se mirent à la besogne, fouillant la terre du sabre, écartant la neige, à la chasse aux poireaux, avec une telle ardeur qu’on ne pensait plus à rien qu’à en récolter le plus possible. Quelle soupe, le soir ! On s’en léchait d’avance les lèvres.

Les Prussiens, le froid, l’endroit où l’on se trouvait, tout était oublié. Faraud rayonnait.

— À moi ! À moi !…

Un cri d’appel, étranglé dans le gosier, étouffé par la terreur, par l’imminence d’un danger terrible, immédiat, arracha soudain les maraudeurs à leur travail.

— C’est Tournevire, dit le caporal.

Une seconde, ils se regardèrent, terrifiés, plantés en terre, foudroyés par la pensée que les Prussiens étaient là sur leur