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les empoignait toutes l’une après l’autre, avec le sans-gêne d’un ouvrier peintre qui arrache du mur un vieux papier pour le remplacer par un neuf. Aux miracles dont personne n’a jamais vu la queue d’un, il opposait la science qui est chez elle pour tout le monde et à toute heure. À ceux qui voudraient que l’on n’enseignât rien aux hommes pour les faire plus facilement croire à tout, il opposait l’instruction qui leur défend de croire que l’on ait pu rassasier vingt mille pauvres avec un pain de deux livres et revendre encore trente mille kilog. de croûtes après l’opération. — Chaque fois que M. Littré se mettait à démolir une de ces légendes, il était reçu par Mgr Dupanloup comme un fâcheux qui entre avec une lampe allumée dans une chambre noire où l’on est en train de montrer la lanterne magique. — M. Littré accueillit avec joie la révolution de 1848 qui lui semblait préparer le triomphe de ses idées ; mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il y avait encore trop de sucre dans cette république-là, et se retira de la politique en octobre 1848. Il n’avait voulu accepter qu’une fonction non salariée, celle de conseiller municipal, et avait même précédemment refusé la croix de la légion d’honneur ; on prétend que cette croix fut mise de côté pour servir plus tard à décorer Adrien Marx un jour qu’il ferait un article à sensation sur les suivez-moi jeune homme de l’impératrice ; mais les événements ne le permirent pas. — Rentré dans la vie privée, M. Littré se remit avec ardeur à ses travaux littéraires. Il commença la publication de son grand Dictionnaire de la langue française, œuvre savante et laborieuse, le seul peut-être de ces engins dans lequel on ne trouve pas ce genre idiot de renseignements : NOCTAMBULE, voir somnanbule. SOMNANBULE, voir noctambule. Le dictionnaire de Littré contient les étymologies précises des mots, les exemples de leur emploi, etc., etc. C’est, après celui de Pierre Larousse, dont la lettre B pèse à elle seule Dumaine et Suzanne Lagier réunis, l’œuvre la plus complète en ce genre. En 1863, la réputation de M. Littré était immense ; il ne lui manquait plus qu’une chose pour la compléter ; cette chose lui arriva : il fut refusé à l’Académie ; Mgr Dupanloup avait réussi à démontrer aux quarante ronds de cuir vert qui composaient cet établissement, qu’ils devaient repousser de leur sein un impie qui ne croyait pas qu’une femme eût pu avoir un enfant d’un ange qu’elle n’avait aperçu qu’au travers des carreaux de sa fenêtre. M. Littré continua ses travaux, et en 1872, l’Académie, malgré une nouvelle tentative de débinage faite par Mgr Dupanloup, ouvrit ses portes à l’illustre philosophe. Heureusement, cette fois, l’accident ne pouvait plus avoir de conséquences pour M. Littré ; sa réputation était faite. — Mgr Dupanloup donna sa démission pour ne pas se rencontrer avec son ennemi ; mais l’Académie la refusa. L’affaire est pendante ; cependant, on croit que ce n’est pas cela qui empêche le commerce de reprendre. — En février 1871, M. Littré a été élu député à Paris par 88 000 voix, ce qui prouve qu’il y a encore quelques personnes qui, si