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au monde. — Tout jeune, M. Littré fit de très brillantes études et embrassa la médecine. Il fut reçu interne des hôpitaux ; mais ne tarda pas à se dégoûter du métier, un matin qu’ayant été chargé d’administrer un lavement à une vieille abonnée de l’Union, celle-ci avait refusé de le prendre avant midi, sous prétexte que c’était jour de jeûne. — Il se mit à l’étude approfondie de toutes les langues, ce qui lui fut plus facile qu’à un autre, tous les malades qu’il avait soignés lui ayant déjà montré la leur. Il apprit entr’autres le grec, le sanscrit et l’arabe ; mais il n’abusa pas de ces dernières lorsqu’il dînait en ville et qu’il voulait redemander du potage. — En même temps, il collaborait à plusieurs publications littéraires et traduisait Hippocrate… à la barre de l’humanité pour homicides par imprudence. Ce dernier travail lui ouvrit des horizons nouveaux et les portes de l’Académie des inscriptions. — M. Littré ne tarda pas à se faire le défenseur de l’opinion démocratique. Il se battit pour la liberté en juillet 1830, pendant que M. Dupanloup faisait communier madame la Dauphine dont il était l’aumônier ; et entra à la rédaction du National pendant que le futur évêque d’Orléans ouvrait les conférences de Notre-Dame. Ces deux hommes faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour ne pas se rencontrer. M. Dupanloup surtout était enragé. On raconte qu’un jour, étant entré précipitamment dans un établissement du passage Jouffroy et ayant aperçu à une patère du vestibule le chapeau de M. Littré, il partit aussitôt et eut le courage de contenir… sa colère à la porte, en faisant semblant d’examiner les estampes du magasin qui est à côté. Quand M. Littré sortit, il y avait juste deux secondes que M. Dupanloup venait de… perdre patience. Et le lendemain, on lisait dans l’Univers en tête d’une souscription pour le denier de saint Pierre : Les économies d’un anonyme qui exècre les libres penseurs, quinze centimes. — Jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Napoléon, M. Littré resta attaché au National ; mais le futur homme de Sedan ne laissant plus aux écrivains que le choix d’être attachés à sa personne avec des saucisses, ou aux pontons avec des carcans, M. Littré abandonna le journalisme. — Précédemment, M. Littré avait été séduit par la nouvelle doctrine philosophique et sociale d’Auguste Comte, et l’avait adoptée avec l’ardeur d’un homme qui se dit : Depuis que l’humanité vit sur un tas de rengaines auxquelles elle ne croit plus, mais qu’elle conserve uniquement parce qu’elle n’a rien à mettre à la place, il serait bien temps de s’occuper de trouver autre chose !… — M. Littré se toqua de ce projet et consacra une partie de ses nuits à chercher à se rendre compte en quoi l’utilité d’un évêque à qui l’on donne vingt mille francs par an est plus grande que celle d’un instituteur que l’on ne paye que onze cents. Il y attrapa des migraines horribles et il ne trouva pas. — Loin de se rebuter de cet échec, il creusa de nouveau sa philosophie positive et continua à se poser un tas de questions religieuses qui mettaient Mgr Dupanloup hors de lui. M. Littré, sans aucun ménagement pour les saintes traditions,