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un critique d’art influent qui lui avait offert de le louer à tant la ligne ; ce n’était vraiment pas la peine de faire la bégueule et de donner des giffles aux autres pour en arriver à s’offrir une claque à lui-même. — D’ailleurs, il est bon de dire que les brillantes qualités de son estomac manquaient complètement à son cœur. — Frédérick ne pouvait souffrir qu’un camarade obtînt du succès à côté de lui. Il exigeait que son nom tint toute l’affiche, et comme son directeur lui demandait un jour : Mais… monsieur Frédérick… où voulez-vous que s’impriment les autres ?… Il répondit avec cet admirable geste qu’on lui connaît : Du côté de la colle, monsieur… — Lorsque dans un rôle à côté du sien, il remarquait des passages susceptibles d’attirer l’attention du public, il les faisait couper impitoyablement, et si la chose était possible, il les prenait pour son personnage. Un jour, un pauvre comédien qui avait été victime de ces remaniements, se vengea de lui d’une façon assez plaisante ; il souscrivit des billets à tous ses fournisseurs : payables chez M. Frédérick Lemaître. Et comme celui-ci se plaignait d’être réveillé tous les matins par un garçon de recettes de la banque, son camarade lui répondit : Dame !… M. Frédérick, puisque vous vous appropriez tous mes effets, j’ai pensé que vous vouliez payer aussi ceux que je fais à mon bottier. — Après avoir fait une campagne très-brillante à l’Odéon avec les Vêpres Siciliennes, Othello, le Maréchal d’Ancre, le Moine, etc. Frédérick reparut aux Folies-Dramatiques dans Robert Macaire, type pour lequel il avait une prédilection marquée. Il s’incarne dans ce personnage au point de ne plus le quitter même dans la vie privée. Réglait-il avec sa concierge à la fin du mois, il lui disait du ton le plus arrogant : madame Soliveau !… vous avez fait mon ménage, fourni ma bougie, payé mes voitures… total cent douze francs ; mais vous m’avez prêté cent francs en argent, c’est donc douze francs que je vous redois… vous achèterez quelque chose à votre petit avec !… allez madame !… allez !… — Il était rare que Fréderick arrivât à l’heure pour la représentation ; souvent même après un repas prolongé, il entrait en scène légèrement ivre et, ne trouvant plus la porte, en sortait par le trou du souffleur. — Il parut à la Porte-Saint-Martin dans Richard d’Arlington et Lucrèce Borgia, et aux Variétés dans Kean ou Désordre et génie d’Alexandre Dumas. On peut dire que ce fut Frédérick qui fit cette pièce. De même qu’il avait, par un caprice d’artiste, lors de sa création de Robert Macaire, joué longtemps à la ville son rôle de comédien, il voulut pour Kean, jouer sur la scène celui de l’homme privé. Il fit don à ce rôle e toutes les passions, de tous les enthousiasmes et de toutes les défaillances qui lui étaient propres et en composa son chef-d’œuvre. — Ainsi que nous l’avons dit déjà, Frédérick, artiste sublime, avait, en même temps, les vanités mesquines d’un premier de rayon des Villes-de-France. Il faisait défendre aux musiciens de l’orchestre de lire quand il était en scène ; après un acte à effet, il parcourait les coulisses de la salle et examinait les yeux des ouvreuses ; celles qui n’avaient