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son pupitre et les lisait en faisant semblant de chercher son porte-plume. Le soir il courait les petits théâtres ; bref son patron le remercia, s’étant aperçu un jour qu’il avait, par distraction, émaillé une demande en séparation de corps que le maître clerc lui avait donnée à copier, d’une foule de citations de la Pucelle de Belleville. — Louis Veuillot résolut alors de se lancer dans la littérature. Il travailla à compléter son instruction, et à dix-neuf ans, il pouvait débuter dans le journalisme. Il n’est peut-être pas sans intérêt de faire connaître ici comment Louis Veuillot s’y prit pour acquérir les qualités qu’il jugeait indispensables à un bon journaliste. Outre quelques lectures choisies dans lesquelles il puisa l’instruction qui lui manquait, voici le moyen qu’il employa pour se perfectionner dans l’art de la polémique : Pendant huit années, tous les matins à cinq heures, Louis Veuillot se rendait au carré au poisson. Là, il faisait un petit tour, avisait la marchande la plus renfrognée et l’abordait ainsi : — Combien ces deux merlans ? — Dix-huit sous tout au juste, mon mignon. — Dix-huit sous !… Allons donc !… j’en donne cinq sous et je veux ce maquereau par dessus le marché. — Faut-il encore te les envelopper dans des coupures de cinq francs, espèce d’empaillé ?… gros sac à m… !… — D’abord, reprenait Veuillot, ils sont à moitié pourris vos merlans. — Pourri toi-même !… boîte à vermine !… Hé, va donc… rédacteur du Figaro !… — Alors, Louis Veuillot, qui tripotait insolemment les merlans depuis cinq minutes, en laissait tomber un dans la boue comme par maladresse, le ramassait vivement et le rejetait sur l’étalage après l’avoir essuyé en le frottant sur le fond de son pantalon. La colère de la marchande ne connaissait plus de bornes et elle lançait le grand jeu !… — Dis donc !… gros mufle !… quand t’auras fini de déshonorer ma marchandise !… J’te vas dire !… des merlans à c’te gueule-là !… On f’ra bientôt manger d’la vanille aux cochons !… Veux-tu te sauver grand chameau !… Avec quoi qu’tu t’as débarbouillé ton écumoire c’matin qu’il reste encore de la graisse dans les trous ?… As pas peur… va… j’te mangerai pas l’nez !… J’aime pas l’gruyère… espèce de grand moule à gaufres !… — Louis Veuillot s’éloignait alors ravi et prenait des notes sur son calepin. Au bout d’une centaine de leçons, son catéchisme était déjà assez bien monté et il pouvait entrer dans la carrière. — Il passa successivement à l’Écho de la Seine-Inférieure, au Mémorial de la Dordogne, à la Charte, journal gouvernemental, et à la Paix, sans révéler d’autre mérite que celui qu’il peut y avoir à traiter ses adversaires d’idiots et de goîtreux. — Jusqu’en 1838, il s’adonna au journalisme léger ; il ne dédaignait pas la chanson un peu libre, la nouvelle à la main risquée et le mot graveleux ; il était, en un mot, tout disposé, si l’occasion s’en présentait, à mettre le concile œcuménique en vaudeville et à traiter la question de l’infaillibilité du pape dans le Tintamarre quand M. Olivier Fulgence l’emmena en Italie. Le hasard, ce grand mauvais sujet de hasard, voulut que Louis Veuillot arrivât à