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PREMIÈRE PARTIE

Philippe sourit :

— Dame !… Après vingt ans de mariage !

Lucienne baissa les paupières :

— Ce n’est pas gentil ce que vous dites là.

Avant de répondre, Philippe alluma une cigarette :

— Ma pauvre enfant, je ne demanderais pas mieux que d’aimer Marthe comme au premier jour. Mais vous comprendrez qu’un tel bonheur, s’il pouvait se maintenir, rendrait superflue l’espérance du ciel ! Vous savez quelle affection reconnaissante Marthe m’inspire. Je donnerais ma vie pour sauver la sienne. Ce que j’éprouve pour elle est à la fois plus et moins que de l’amour. En tout cas, c’est autre chose… D’ailleurs, nous avons eu notre temps.

Lucienne s’accouda, le menton dans les mains :

— Dites, Philippe, ça devait être beau, ce temps-là ?

— Oui, fit-il gravement, c’est le plus beau temps de ma vie. En comparaison, le reste n’existe pas.

S’accoudant à son tour, une main sur le front, il regardait Lucienne à la lueur diffuse des fenêtres du chalet :

— Il faut avoir volé de l’amour pour connaître la douceur de vivre. J’ai dû voler le mien. Les parents de Marthe s’opposaient à notre mariage. Nous avons braconné du bonheur, ci et là… Je me couchais dans l’herbe, à la lisière d’un bois ; je regardais au loin une maison de campagne à tourelles, isolée, non loin d’un village… Et je me rappelle Marthe, en robe à fleurs et les cheveux pleins de soleil, poussant la barrière de son