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L’EXODE

Comme il neigeait, Philippe dressa le col de son mince pardessus. Mais il ne parut point s’apercevoir qu’il entraînait Lucienne, par un temps de chien, le long d’une rue sale où l’on piétinait dans la neige fondue :

— Après la guerre, continua-t-il, mon premier soin sera de m’inscrire à la Maison du Peuple. Il faut faire partie d’un groupe. La solitude, c’est l’impuissance. Et Ibsen a dit une fière sottise en prétendant que l’homme fort est celui qui est seul. Il faut s’organiser. On a trop abaissé l’individu. Il ne compte plus. Il n’est plus rien. Il n’a plus même conscience de sa servitude. Il n’a plus même envie de s’en affranchir !… C’est là une des causes les plus profondes de la guerre. On a supprimé l’individu. Au temps de la Grèce antique, il y avait des esclaves et une poignée d’êtres libres, mais aujourd’hui nous sommes tous esclaves…

— Mais je vous croyais ennemi de l’individualisme.

— De celui des requins !…

S’arrêtant pour allumer une cigarette, il reprit aussitôt après :

— Il s’agit de régler l’individualisme, non de le supprimer…

Il ajouta, gesticulant :

— J’ai lu, il y a quelques jours, qu’un officier prussien avait cravaché en pleine figure un soldat qui, par mégarde, ne l’avait pas salué… Maintenant je vous laisse à imaginer l’attitude du soldat… Vous le voyez sautant à la gorge de cette brute, les mains en étau, rendu sauvage par cette agression… Du tout ! Il est