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l’exode

sédait à Anvers une salle de danse près des casernes. Durant le siège, des paysans s’y étaient réfugiés. Un obus y éclata, blessant et tuant une vingtaine de personnes ; les autres s’enfuirent avec ses parents. Au coin de la rue, sa sœur fut écrasée par une auto de la Croix-Rouge et transportée, mourante, à l’hôpital. Au port, bousculé par la foule, son père tomba dans l’Escaut et disparut sous un navire…

Depuis, la mère ne parlait plus. Docile, indifférente, elle se laissait conduire. Se posant un doigt sur le front, le jeune homme fit entendre qu’elle avait perdu la raison.

Lucienne, ce soir-là, se sentit découragée. Le monde lui parut si noir, l’humanité si misérable et la guerre si odieuse que la haine lui durcit le regard à l’idée de ces Allemands qu’on envoyait, infectés de patriotisme, torturer ces petites gens incapables de comprendre pourquoi on leur faisait mal.

Elle-même, d’ailleurs, ne le comprenait pas. C’était si compliqué, lorsqu’on tâchait d’y réfléchir. Si triste aussi, et tellement abominable !…

Cela révoltait le cœur et la raison. Puis, songeant aux jours de Lugano, elle sourit avec amertume au souvenir des scrupules qui l’avaient retenue de l’amour. À présent, ce monde, si sévère à l’amour, s’écroulait sous la poussée des instincts brutaux qu’il avait développés : le goût de la richesse, de l’énergie, de la puissance, de tout ce qui fait de l’homme une bête de proie et de la vie un carnage des faibles, des scrupuleux, des « senti-